15 décembre 2019

Ces mômes m’ont épuisé. Non, mais franchement, qu’est-ce qu’il y a de difficile dans le fait de faire exploser quelque chose en évitant de foutre en l’air tout le bâtiment au passage ? Heureusement, j’ai un petit week-end qui se profile, là. Dimanche-lundi sans voir leurs tronches et je vais pouvoir explorer un peu plus le Domaine avec mon pote Soumaworo.

Je l’aime bien, çuilà ! Il parle bien et il sait toujours retomber sur ses pattes. On dirait un womatou. Par contre, quand on le perturbe, il se transforme en véritable guirlande de Noël. Bim que ses yeux changent de couleur, bim que sa chevelure se transforme. Bleu. Violet. Jaune. Rouge. Il fait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, le p’tiot ! Alors, moi, forcément que parfois je m’amuse un peu à le torturer. Hey, il se transforme en source d’énergie tout seul, le gars ! Je suis sûr que je le branche au Domaine et qu’il nous amène l’électricité !

Bref, j’suis pas en avance pour notre petite escapade, là ! Aujourd’hui, j’ai décidé de troquer mon habituel costume trois-pièces pour une élégante tenue d’explorateur. J’ai sorti tout le tintouin comme l’Indiana Jones des moldus : pantalon kaki, chemise beige aux manches retroussées qui montrent tous ses tatouages et même un joli Panama pour protéger ma tête, ainsi que d’épaisses bottes en cuir. Je vais tout de même pas foutre en l’air un costume sur mesure dans la forêt !
Ma fidèle canne m’accompagne. C’est autant un accessoire de mode qu’une manière de me reposer un peu quand je commence à fatiguer. Putain, quand je pense qu’ils m’ont repêché à 80 balais pour aller former des petits cons qui pensent qu’à baiser… Enfin bon, j’allais pas dire non à l’idée d’aller exploser quelques Mangemorts ! Et puis qui serait assez stupide pour refuser la vie après la mort ? J’ai encore des choses à régler ici-bas, moi !

Le pommeau en forme de crocodile de ma canne heurte la porte de Soumaworo.

- T’es là, p’tit ?

J’appelle tout le monde « p’tit » ici. Comment voulez-vous que j’appelle autrement des mômes qui sont plus jeunes que mes propres enfants ? J’aurais pu être son père, à Soumaworo, voire son grand-père si j’avais pas traîné avec Leotie. C’est qu’on voulait profiter un peu de notre jeunesse avant de pondre des chiards…

- Traîne pas, les fantasmaranhas vont pas sagement nous attendre !

Il y a des rumeurs comme quoi il y aurait des bestioles de chez moi dans la forêt du Domaine. Si vous voulez mon avis, je trouverai que ce serait une sacré connerie de virer ces pauvres bêtes de leur habitat naturel pour les emmener dans un coin de Blancs avec un climat pas du tout adapté… Mais bon, c’est bien des Blancs qui ont chié l’autre connard sans nez, alors que dire ?

Enfin bref, avec Soumaworo, on a décidé d’aller les chercher. Lui, parce qu’il est curieux et qu’il a envie d’en découvrir plus sur la faune de mon coin. Moi, parce que j’ai surtout envie de voir si ces bestioles vont bien et qu’elles s’adaptent. La nana qu’a pris la place de l’autre con de Directeur, elle va m’entendre si les fantasmaranhas sont pas bien ici ! Être sexy ne lui donne pas tous les droits !

Je commence à m’éloigner dans le couloir. Soumaworo est jeune. Il va pouvoir me rattraper bien vite. On n’a pas de temps à perdre, la journée va être longue et il ne fait pas bon de s’éterniser dans la forêt une fois la nuit tombée…

Depuis que Soumaworo avait vu une fantasmaranha dans la forêt du Domaine, il était partagé entre la hantise d'entendre à nouveau ce qu'elle pourrait déterrer de sa mémoire et l'envie de la croiser à nouveau afin de regarder de près leurs magnifiques toiles invisibles mais aux motifs si réguliers que l'on pourrait croire qu'un expert en géométrie les avait tracés. Mais il n'y avait pas que ça. Les araignées velues étaient aux yeux de l'instructeur pareilles à des chiots ou des chatons. Il ne comprenait pas comment il était possible d'avoir peur de ces créatures inoffensives et touffues comme des boursoufs! S'il se retrouvait coincé dans une de leurs toiles, il ne verrait aucun inconvénient à laisser un de ces arachnidés courir sur lui, juste le temps pour l'animal de réaliser que la proie capturée par son piège n'était pas celle qu'elle avait attendue. Dire que cette idée donnait des sueurs froides à tous ceux à qui il en avait parlé! Comment tous ces gens pouvaient-ils ne pas voir ce qu'il voyait?

Seul Pombero avait semblé partager son enthousiasme, au point de lui proposer une expédition à leur recherche dans la forêt. Soumaworo appréciait la compagnie de cet homme qui a pour ainsi dire vécu suffisamment de choses pour remplir plusieurs vies. Et il connaissait bien la faune de ses contrées dont faisaient partie les fantasmaranhas. Soumaworo avait donc accepté l'invitation. Il finissait de ranger les livres qu'il continuait d'empiler sur son bureau lorsqu'il entendit quelque chose heurter sa porte. Il soupira doucement en s'entendant appeler "p'tit", même s'il ne détestait pas ce surnom. Il lui permettait de rétablir l'équilibre avec les enrôlés qui l'appelaient parfois "professeur". Pombero lui laissait juste le temps d'amener à lui ses chaussures de marche et d'attacher les lacets, en deux mouvements de baguette successifs. Inutile de se changer: ses vêtements habituels feraient l'affaire.

Il sortit de sa chambre et referma la porte, tandis que Pombero s'éloignait dans le couloir. Il sourit et haussa les sourcils, surpris de voir l'homme habillé d'une tenue qui n'était pas un de ses costumes habituels. Il lui avait dit de ne pas traîner? Très bien! Soumaworo transplana donc juste à côté de Pombero.
Il me semblait pourtant que le propre d'une araignée était d'attendre que l'on vienne s'emprisonner dans sa toile?
Il lui adressa un sourire digne de celui d'un farceur qui pense à sa prochaine blague. Aux côtés de Pombero, un peu de la personnalité de "sale gamin" de Soumaworo refaisait surface. C'était sans doute dû au surnom de "p'tit" couplé aux anciennes habitudes d'homme de loi de l'instructeur, ces mauvaises habitudes qui le poussaient toujours à faire ce qu'on lui disait, mais à sa manière.

Oh, ce chapeau! C'est...
Il examinait le panama que portait Pombero, un sourire poli aux lèvres. Cependant, ses sourcils se froncèrent, d'abord le droit, puis les deux, puis seulement le gauche. Pour quelqu'un qui connaissait peu le métamorphomage, il aurait paru en pleine réflexion. Cependant, Soumaworo avait l'habitude de peser ses mots avant de parler. Il n'était pas du genre à réfléchir tout en parlant. De plus, ses yeux avaient tendance à changer d'apparence lors de ses moments d'intense réflexion. Or, en ce moment précis, ils gardaient leur teinte dorée. Juste avant de reprendre la parole, il saisit sa baguette et regarda Pombero dans les yeux, toujours souriant.
...c'est une excellente idée! Accio panama!

Il attira à lui le chapeau et le posa sur sa propre tête, fièrement. Il ne le garda qu'une seconde à peine avant de le poser à nouveau sur la tête de son propriétaire, délicatement. Il savait à quel point Pombero tenait à ses frusques, il était donc hors de question qu'il abîme son panama.

Peut-être bien qu’elles attendaient sagement qu’on vienne se coller dans sa toile en Amérique Latine, songea Pombero aux paroles de Soumaworo, mais il n’était pas sûr que ces bestioles soient parfaitement à leurs aises dans un pays au climat aussi pourri que l’Angleterre. Non, mais franchement… Qui avait eu la stupide idée de les délocaliser, ces pauvres petites bestioles ? Et, au fond de lui, il ne pouvait s’empêcher de jubiler à l’idée de retrouver un peu de « chez lui » au pays des Rosbiffs !

- Ahah, fais donc attention à ce que tu souhaites, gamin ! On ne sait pas si celles d’ici n’ont pas pris goût à la chair humaine. Après tout, elles n’ont pas le même régime alimentaire qu’en Amérique Latine ! Peut-être bien que cette coquine t’a fait du charme pour mieux te piéger cette fois-ci !

Un sourire de chat apparut sur ses lèvres, l’un de ses sourires énigmatiques qui ne dévoile jamais vraiment s’il est amusé, se moque de vous ou vous menace.
Il s’inquiétait de ce que ces bestioles pourraient bien manger ici. L’Angleterre n’était pas spécialement connu pour ses insectes immenses et savoureux. Est-ce qu’elles se nourrissaient de petits mammifères ? Panpan était-il devenu la friandise préférée des fantasmaranhas ? Ils feraient mieux de se méfier un peu en s’approchant de ces bestioles, on ne savait pas trop comment elles réagiraient sur une terre aussi différente !

Il sortit du bâtiment, se dirigeant bien tranquillement vers la forêt lorsque Soumaworo fit un commentaire sur son chapeau. Tournant son regard vers lui avec surprise, Pomby observa le professeur faire le zouave avec ses sourcils. Non, mais franchement, quel sale môme, celui-ci… Il allait lui balancer une remarque bien sentie lorsqu’une brise effleura son crâne désormais nu.

Il avait osé lui voler son chapeau !

Abasourdi, Pombero observa le jeune homme se pavaner avec son précieux Panama tressé à la main qui était l’une de ses plus précieuses possessions. Oh çuilà, il avait de la chance qu’ils soient dehors ou ça aurait été la fessée déculottée ! Non, mais quel insolent !
Rassuré de le récupérer à nouveau, Pombero grommela et lui lança :

- Alors comme ça on vole d’innocents papys, Soumaworo ? C’est comme ça qu’on t’a éduqué ? J’peux te dire que je suis pas franchement fier de tes cabrioles, petit garnement ! J’étais adepte des fessés à mon époque et t’as de la chance que je m’inquiète plus des fantasmaranhas que de ton éducation pour l’instant !

Il balança encore quelques grognements dans sa barbe et laissa sa canne taper « par hasard » le postérieur de Soumaworo. Sale garnement !
Mais sur son visage, un petit sourire amusé naquit. Il observa la forêt plus loin et demanda :

- Tu peux me rappeler d’où te vient cette fascination pour ces bestioles ? Je crois que t’es le premier que j’entends se soucier des fantasmaranhas ici !

Les fantasmaranhas prenant le goût de la chair humaine? Soumaworo doutait que cela soit possible. Ces animaux n'étaient pas sociaux, et le seul moyen qu'il envisageait pour que ces araignées puissent dévorer un humain, c'était qu'elles s'y mettent à plusieurs, à la manière d'un banc de piranhas dévorant une chèvre sacrifiée. Face à un de ces arachnidés solitaires, un humain resterait toujours un repas bien trop gargantuesque.

Je suis indigeste! répondit-il. Avec tout le café que je bois, celle qui croquera dans ma peau risque la crise cardiaque!

Il sourit en repensant à cette petite araignée qui avait bu dans un rond de café que sa tasse avait dessiné sur son bureau, il y a longtemps. La petite créature s'en était allée ensuite tisser une ébauche de toile où manquaient tellement de liens qu'elle n'aurait retenu aucune proie...

Il pouffait de rire alors que Pombero le menaçait...d'une fessée? Ça, c'était inattendu! Mais à part cette surprise, la réaction de l'instructeur en explosifs était telle qu'il l'avait souhaitée: il l'avait fait enrager. Et, la cerise sur le gâteau, il l'avait même poussé à se qualifier d' "innocent papy". Grand père, Pombero l'était. Mais innocent? Soumaworo en doutait fortement.
Jamais je ne volerai quoi que ce soit à qui que ce soit, voyons! plaisanta-t-il. Et certainement pas à un aïeul dont l'innocence ne rivalise qu'avec celle de...
Nouveau froncement de sourcils...
....d'un crocodile? Oui, c'est ça: un crocodile à l'affut, qui se fait passer pour un tronc d'arbre

Le temps était clément aujourd'hui. Ou du moins si l'on gardait à l'esprit l'échelle de températures habituelles de ces contrées. Pour Soumaworo, il faisait toujours un peu trop frais. Mais au moins il ne faisait pas trop gris. Quant à la forêt, elle commençait à prendre ces couleurs qui n'existaient pas chez lui, ou du moins pas dans le feuillage des arbres. Les feuilles alternaient entre le rouge hibiscus, le jaune safran, le brun d'écorce, le tout se mêlant aux zones où leur vert habituel était conservé. Plus tard, toutes les feuilles seraient tombées et il ne resterait que les branches nues. Les fantasmaranhas parviendraient-elles à tenir le coup ainsi exposées?

Ah oui, je pense que je suis le seul. Les gens ont tendance à les trouver effrayantes.
Il haussa les épaules, toujours incapable de trouver ce qui pouvait bien faire peur chez ces animaux.
Mais honnêtement, j'ai du mal à comprendre ce qui n'est pas fascinant chez elles
Il se tourna vers Pombero et poursuivit son explication tout en marchant de côté, à la manière d'un crabe, ses mains s'agitant pour accompagner ses paroles animées.
Ce sont les seules créatures que je connaisse qui sont douées d'une forme, certes primitive, de légilimencie! Je pense pouvoir imaginer une dizaine d'utilisations pour leurs mues. Quant au dessin de leurs toiles invisibles, eh bien si l'écart entre les arbres qui leur sert de support et l'inclinaison des troncs respecte certaines règles mathématiques, je suis certain qu'il peut être appliqué à la construction de portails magiques!
Fatigué par sa propre marche latérale, il fit un quart de tour et reprit un cheminement plus normal. Cependant, il tourna une nouvelle fois la tête vers Pombero et ajouta:
Et puis elles sont tellement belles avec leur étoile et leur fourrure grise! Ce sont comme des chatons octopèdes !

Mais quelle idée d’ingérer autant de substance toxique pour son organisme ? Non, parce que soyons clairs, le café, c’était avant tout un pesticide naturel ! Et t’avais des hurluberlus qui trouvaient ça marrant d’en boire parce qu’ils n’étaient pas foutus d’admettre qu’ils avaient besoin de 8 heures de sommeil pour avoir le teint frais. Ahlala ! Le genre humain ne cesserait de l’émerveiller et de l’agacer à la fois !

Pomby observa Soumaworo et constata qu’effectivement, il n’avait pas le teint très frais.

- Tu ne veux pas plutôt que je te fasse une petite tisane pour dormir ? T’es déjà mort une fois, ça ne te suffit pas ? Il faut que tu te tues à la tâche en plus ?

Il secoua la tête et claqua la langue contre son palais, en signe d’exaspération. Les instructeurs se devaient de montrer le bon exemple et ce n’était certainement pas en se rendant malades qu’ils allaient pouvoir bénéficier de l’énergie nécessaire pour confondre ces crétins des forces du Mal ! Un esprit clair dans un corps sain, voilà ce dont tout ce beau monde avait besoin !

Et voilà que ce petit filou comparait son innocence à celle d’un crocodile en pleine chasse. Ah ! Le comparer à son patronus et à l’animal sur sa canne, quelle belle affaire !
S’il aurait dû certainement le prendre pour une petite pique amicale, Pombero décida d’interpréter les paroles de son ami à sa manière.

- Ah ! s’écria-t-il. Tu vois enfin les choses comme elles le sont ! Effectivement, comme l’innocent crocodile qui cherche à nourrir sa famille, tout en échappant à ces vils braconniers qui cherchent à le transformer en sac à main, je vogue sur le fleuve tranquille de l’existence !

Et bim ! Non, mais quoi ? Plus sérieusement, enfin, un crocodile, c’était tout ce qu’il y avait de plus innocent ! Après tout, ils ne cherchaient qu’à se nourrir et ne tuaient pas par cruauté, contrairement à l’homme. Alors, effectivement, comparer son innocence à celle d’un crocodile était sans doute la plus jolie et la plus véridique des analogies !
Un sourire de chat étira la commissure de ses lèvres et ses yeux se mirent à pétiller d’un éclat à la fois malicieux et dangereux. C’était toujours comme ça avec Pomby, on ne savait parfois pas vraiment si on venait de se faire traiter de crétin ignorant ou si c’était de la taquinerie innocente. Bon… En réalité, dans ce cas précis, admettons-le, il avait clairement fait un peu des deux ! Mais est-ce que Soumaworo pourrait vraiment le deviner et lui en tenir rigueur ? Après tout, il n’était qu’un innocent papy qui avait en plus gentiment accepté de l’accompagner en forêt !

Et bon sang qu’il avait eu une bonne idée en l’accompagnant dans la forêt. Non, mais qu’est-ce qu’il était naïf, du genre à trouver le moyen de se faire bouffer par une chèvre ! Les fantasmaranhas restaient des créatures sauvages. Alors, certes, il en fallait toute une meute pour dévorer un mammifère, mais on n’allait pas faire ami-ami avec une créature sauvage tout seul comme ça ! S’il commençait à essayer de la câliner comme il le ferait avec un chaton, il risquait d’être bien reçu, tiens ! Les fantasmaranhas… aussi mignons que des chatons. Mais quelle idée ! Qu’est-ce qu’il se passait dans son adorable petite tête à celui-là ?

Pombero jeta un coup d’œil à Soumaworo, mi-inquiet mi-moqueur, peut-être aussi un peu amusé.

- D’accord, d’accord, ce sont de merveilleuses petites créatures. Enfin… « petites »… Mais il faut garder à l’esprit que ce ne sont pas des chatons, d’accord ? Si la peur de ces bestioles octopèdes est aussi ancrée dans l’esprit de pas mal de nos congénères, c’est parce que leurs ancêtres ont assisté à des trucs qui leur ont fait comprendre qu’on ne pouvait pas les sous-estimer.

Mais enfin… Comment pouvait-on penser qu’on rentrait à Disneyland quand on allait rencontrer une créature capable de dévorer des chiots, tout en vous infligeant des pensées et des sentiments terrifiants ?
Comment avait-il fait pour survivre jusqu’ici, ce Soumaworo ? Ah… Oui, il était mort ! Bon… Comment avait-il fait pour ne pas mourir une seconde fois ? Oh pétard qu’il avait bien fait de l’accompagner !

- Quand on se rapprochera du centre de la forêt, il va falloir baisser d’un ton et être plus discret, d’accord ? Il est possible qu’elle soit isolée et donc vulnérable. Et crois-moi, petit, tu ne veux pas savoir ce qu’une bête sauvage vulnérable est capable de faire quand elle se sent en danger…

Une tisane pour dormir? Non, il dormait bien assez. Un peu plus de sommeil ne ferait pas de mal, mais il était loin de l'état de privation extrême qui provoquait des pertes de concentration et toutes ces autres joyeusetés. Et quand bien même il dormirait trop, il continuerait de boire du café. Le café, c'est excellent quand ce n'est pas un de ces robustas infâmes. Et par chance, les elfes du Domaine semblaient partager son aversion pour le robusta.
Tant que je ne fais pas cette tête là...
Il grisa son teint, creusa ses cernes, fit rougir le blanc de ses yeux et pousser ses cheveux pour leur donner la forme d'une boule de petits ressorts noirs entremêlés.
...c'est que tout va bien!
Il reprit son apparence normale, rajoutant seulement un peu d'or dans ses iris. A quoi bon être métamorphomage si l'on ne se permettait pas une coquetterie de temps à autre?

La manière dont Pombero retourna sa comparaison contre lui le fit rire. Beau joueur, il concéda la défaite en un hochement de tête. Il avait connu un autre type de crocodiles, les crocodiles marins que les gens craignaient lorsqu'ils sortaient de leur territoire. Mais il avait également connu les braconniers, et aussi ceux qui les payaient pour décimer la faune Africaine. Ceux-là étaient pires que tout. Dire qu'il avait aidé quelques uns d'entre eux à échapper à des problèmes légaux en échange d'armes pour le Régime allié à Nzinga...

Mieux valait ne pas penser aux erreurs qu'il avait commises par le passé. Il était au Domaine, il rachetait ses fautes et il partait chercher des fantasmaranhas. Il se retint de sourire alors que Pombero les décrivait comme bien plus dangereuses qu'elle ne l'étaient. Après tout, même si l'idée qu'un homme ayant survécu à tant de malheurs puisse craindre une simple araignée avait quelque chose d'amusant dans son paradoxe, l'instructeur en explosifs avait raison. La peur des araignées n'était pas toujours sans fondement.

Même si je doute fortement qu'une araignée descende de sa toile pour attaquer deux humains qu'elle ne pourrait pas dévorer, il faudra effectivement se faire discret. Elles ne sont pas seules dans la forêt, et il faudra tendre l'oreille pour repérer leur chant.

Discrètement, le visage soudain sérieux, il croisa les doigts pour qu'elles n'imitent pas la voix de sa défunte épouse cette fois-ci...

Pombero ne put s’empêcher de sursauter en voyant son ami changer d’apparence. Bon sang de bonsoir ! Il ne s’était toujours pas fait aux pouvoirs des métamorphomages. Fallait dire qu’il connaissait exclusivement des arcamages dans la forêt amazonienne et que tous les sorciers qu’il fréquentait n’avaient pas forcément développé de capacités spéciales : par paresse, par manque d’informations ou parfois simplement de compétences. Alors, la première fois qu’il avait vu Soumaworo changer d’apparence devant lui, il avait fait un de ces bonds ! Depuis, même s’il n’arrivait pas à l’assumer, il ne s’y était toujours pas fait et il ressentait parfois une sacré frousse en le voyant faire.

C’était… bizarre pour lui. Un peu comme un tour de passe-passe et puis c’était pas jouer fairplay. Lui, il était obligé de se la coltiner, sa tronche toute ridée avec son gros nez et ses larges oreilles. Soumaworo, quant à lui, il pouvait foutre des paillettes dans ses yeux ou se faire un minois à faire pâlir les demoiselles. Oh purée qu’il s’en serait servi à sa place dans sa jeunesse… Il les aurait fait tomber comme des mouches ! Paf ! Paf ! Paf !

Ouais, parce qu’il fallait l’avouer, il n’avait jamais été vraiment un bel homme, Pombero. Avec la vieillesse, ça passait peut-être un peu mieux parce que sa chevelure déjà filasse avait disparu depuis un moment, mais ça n’avait jamais été ça. Il avait fallu qu’il aille au fin fond de la forêt amazonienne pour que les filles le regardent. Là, il était devenu tout à coup exotique et rudement intéressant !

Enfin bon… il ne se plaignait pas. Il avait rencontré l’amour de sa vie à cette occasion. Et aujourd’hui, son caractère suffisait à faire rougir les mamies. De toute façon, la gravité les avait tous rattrapé, alors les canons de l’époque revoyaient leur jugement à la baisse. Puis fallait dire qu’il s’en sortait pas si mal pour un octogénaire ! Il avait encore ses dents, il n’était même pas si bedonnant que ça, ni voûté et il ne tremblait pas de partout. Puis la mémoire, elle était encore là, hein ! Il allait pas crever de si tôt, le papy ! Enfin pas du cancer ou d’une connerie comme ça, en tout cas ! Il tenait debout et il était même assez vaillant pour continuer à foutre des coups de canne à ceux qui l’emmerdaient !

Il se concentra à nouveau sur la conversation et leva les yeux au ciel aux paroles de Soumaworo. Les petits jeunes, ça réfléchissait pas bien loin parfois !

- Bien évidemment qu’elle ne va pas nous sauter dessus pour nous attaquer, mais ce sont des créatures drôlement intelligentes qui sont capables d’attaquer là où ça fait mal. De notamment reproduire la voix des êtres chers. Alors si t’as pas envie de te faire avoir ou de repartir avec le bourdon, je te conseillerai de pas trop les emmerder !

Il haussa les épaules :

- Et elles ne sont pas les seules créatures de cette forêt, effectivement, alors si on pouvait éviter de se foutre au cul d’autres bestioles éventuellement intéressées par un petit barbeuc d’humains, va falloir y aller mollo !

C’était donc le moment de se concentrer et de ne pas faire n’importe quoi. Avançant avec Soumaworo, il laissa le silence s’installer entre eux durant quelques minutes jusqu’à ce qu’un craquement près d’eux ne le fasse se stopper. Il appuya du plat de la main sur le torse de son ami et plissa les yeux. Mince… La forêt était vraiment sombre ici et balancer un lumos serait le meilleur moyen d’indiquer leur position. Il allait falloir être plus malins que cela. Il tint sa baguette devant lui, prêt à balancer un stupéfix au premier mouvement suspect et… vit un petit lapin débouler hors d’un buisson, les observer un instant, puis détaler dans l’autre sens.
Se sentant un peu idiot d’avoir pris autant de précaution pour un petit lapin, le vieil homme lâcha un soupir :

- Oui… Bon… Elles ne sont pas toutes si dangereuses que ça, ces créatures…

Il ignorait que plus loin, non loin d’eux, le véritable responsable du craquement les observait… et avec beaucoup d’intérêt !

Comme s'il avait lu ses pensées, Pombero exprimait tout haut l'appréhension qui le prenait en tenaille. Et comme si elles se faisaient complices de l'araignée, ses paroles réveillèrent toutes les pensées qu'il ne voulait pas qu'elle puisse percevoir. Dans son esprit, la voix de Monsieur le Directeur l'appelait Jean-Sapin de Noël - sans doute à cause de la couleur changeante de ses yeux, celle de Cormoran, celui qui l'avait ligoté au bal, lui répétait cette vilaine petite phrase: "ça n'a rien de personnel". Seyna, omniprésente dans la cacophonie, disait beaucoup de choses. Elle riait beaucoup, elle parlait de la révolution que ses articles allaient déclencher, d'un soulèvement des sorciers contre Nzinga et Abali, les tyrans dont elle avait principalement documenté les dégâts. Et, alors qu'il parvenait à mettre de l'ordre dans ses idées, une pensée intrusive s'y infiltra telle un ver dans un fruit.

Dans un lieu où chacune de ses idées pouvait être exposée au grand jour, son cerveau décida d'exhumer le souvenir d'Asphodèle déclarant, le plus naturellement du monde, que "son corps s'exprimait mieux que ses lèvres". Il sentit ses yeux s'empourprer et respira profondément, apaisant son corps et son esprit avant qu'ils ne puissent prendre cette teinte violette comme les pétales de passiflore, cette satanée couleur qui lui avait causé tant d'ennuis dans son adolescence. Cette couleur qui était apparue en même temps que sa puberté, celle qui avait été l'équivalent de la bosse soudaine dans le slip chez les autres garçons. Soumaworo n'était plus un gamin depuis bien longtemps, il parvint donc sans peine à garder ses yeux noirs. Plus d'iris doré, tant pis pour la coquetterie. Il fallait protéger son esprit des fantasmaranhas.

Pombero réagit avant lui lorsque quelque chose, tout près, fit craquer une branche. Heureusement, il ne semblait s'agir que d'un petit lapin qui tomba en arrêt devant eux avant de s'enfuir. Deux grands bipèdes de la taille d'une trentaine des siens empilés les uns sur les autres avaient de quoi effrayer la pauvre créature!
Tu vois? Même lui serait trop gros pour l'estomac d'une fant...oh?
Le buisson bougeait à nouveau, doucement, avant de se stabiliser. Sans doute l'onde de choc du mouvement créé par le lapin, sauf qu'un simple ensemble de vibrations se serait estompé en continu. Le buisson avait bougé à nouveau avant de s'immobiliser. Comme si le buisson leur disait de circuler, qu'il n'y avait rien à voir.

Quelque chose s'y était tapi et avait chassé le lapin. Peut-être même que le lapin était sa proie mais que leur présence avait changé ses plans. En étant une menace suffisante pour se camoufler dans la végétation...ou en promettant un bien meilleur repas.

Soumaworo dégaina sa baguette et lança un sort de stupéfixion dans le buisson. Il se prépara à se défendre face à d'autres créatures chassant en meute, ou face à une grosse créature rampante et résistante au stupefix. Certains crocodiles ou serpents restaient dangereux, même stupéfixés. Le buisson bougea à nouveau, et une créature qu'il n'avait jamais vue en sortit. Une sorte de renard à la tête couverte de mousse et de feuilles, dont la queue était une longue racine.

Tandis que la pauvre créature s'effondrait devant le buisson, simplement étourdie, Soumaworo claquait des doigts comme pour aider sa mémoire à retrouver le nom de cet animal. Foxmoss, foxfin, foxleaf, foxrake,...
Fokstrike! dit-il enfin, en claquant une dernière fois des doigts. Puis il se tourna vers Pombero et demanda:
J'ai bon?

Il était bien trop vieux pour se foutre des frayeurs pareilles ! Sursauter à cause d’un simple lapin, non mais franchement. Son palpitant en avait pris un coup. On voyait bien qu’il avait quitté la forêt depuis un moment. Lui qui passait habituellement son temps à rester à l’affût des créatures tropicales, alors qu’il ramassait les herbes médicinales utilisées par les Fleicheros dans la vie quotidienne.

Alors qu’il se remettait de ses émotions, ricanant devant sa réaction stupide, voilà que le buisson se remettait à bouger à nouveau. Non, mais oh, y’avait tout l’écosystème qui s’était planqué là ou quoi ? Ils faisaient une partouze de lapins ? Soumaworo ne s’était même pas donné la peine de savoir si la présence était amie ou ennemie qu’il avait lancé un sort sur le buisson.
Et là, la plus mignonne des créatures en sortit. Ohhh ! Les Fokstrike étaient vraiment des petites bêtes sympas. Il hocha la tête en direction de Soumaworo, s’apprêtant à confirmer qu’il ne se trompait pas lorsqu’une voix grave, basse et calme l’interrompit.

Un grand débraillé sortit des buissons comme si tout était le plus naturel possible. Il était couvert de feuilles, de baies et semblait s’être créé une sorte de perruque de verdure à force de fureter à quatre pattes dans les bois. Mais qu’est-ce qu’il foutait là sérieusement ? C’était pas très normal de se frotter comme ça aux buissons ! Il était du genre à se promener à poils les jours de pleine lune pour aller chanter à la gloire d’Hécate ou quoi, lui ?

Les yeux de Pombero s’étaient littéralement écarquillés pendant que l’autre déguenillé leur parlait comme si de rien n’était. Comment pouvait-on manquer de style à ce point-là ? Ils étaient censés montrer l’exemple aux élèves, pas se balader comme des petits animaux sauvages dans la forêt ! Non, mais ces jeunes qui ne savaient plus s’habiller et se tenir correctement. Les générations suivantes perdaient vraiment des valeurs de base ! Où allait donc le monde ?

- Tu te frottes souvent aux buissons, Odysseus ? Je te conseillerai d’éviter les rouges, très urticants. Parfaits en tisane le soir, en revanche…

Il se rapprocha de lui, tout soupir, et retira une branche de ses cheveux. Non, mais regardez ça… Il était tout dépenaillé. Si ça avait été son gosse, il lui aurait expliqué les bases élémentaires du style.

- Je ne pense pas que tu aies besoin de ce camouflage pour tromper les fantasmaranhas. Elles entendront toujours tes pensées.

Son ton avait été amusé. Peut-être un peu moqueur, mais pas acerbe pour autant. Se mettre à dos ses collègues ne faisait certainement pas partie de ses plans. Et puis il voyait un peu Odysseus comme un enfant, alors lui reprocher sérieusement de manquer de tenue n’aurait aucun sens.

Il n’exprima pas à voix haute son accord concernant la présence d’Odysseus parmi eux parce qu’il considéra que son attitude était déjà bien parlante et il continua de marcher. Après tout, Ody devait le connaître depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’il l’aurait déjà envoyer paître s’il ne voulait pas de lui dans les parages.

- En avant, les garçons. Il ne reste plus que quelques heures avant que la nuit ne tombe...

Un fokstrike, donc! Cette petite créature pleine de mousse était un fokstrike. Une créature inoffensive qui ne méritait pas de recevoir de stupefixion par des sorciers trop prompts à s'en prendre à plus petit qu'eux. Mais le fokstrike n'était pas le seul à être sorti des buissons. A sa suite se tenait Odysseus, certainement sorti récolter de quoi fabriquer des baguettes. Avec tout ce qui recouvrait ses habits et ses cheveux, il était un peu fokstrike lui-même. Pombero en paraissait consterné. Soumaworo, amusé par la réaction de l'artificier, salua Odysseus d'un signe de la tête.

Mon cher fokstrike...
Il s'accroupit devant la pauvre bête qu'il avait étourdie. Elle était jolie à sa façon, hybride d'animal et de végétal. On ne voyait pas tous les jours des petits mammifères pourvus de racines! Soumaworo pointa sa baguette devant le museau de la créature.
Je vous prie de m'excuser pour ce désagrément
Et il le libéra de sa torpeur, le laissant fuir devant ce qui devait être l'équivalent pour lui d'un troupeau de gorilles en colère.

Il se redressa, prêt à reprendre la route vers les fantasmaranhas qui se cachaient près du domaine. Odysseus souhaitait se joindre à eux, et Soumaworo n'en était pas surpris. Les mues de ces arachnidés avaient de nombreuses utilisations magiques déjà connues, de même que leurs toiles. Si quelqu'un pouvait en découvrir de nouvelles, s'était bien Odysseus!
Oui, bien sûr! dit Soumaworo après s'être enquis d'un simple regard de l'accord de Pombero. Vous êtes à la recherche de matériaux? Peut-être pour mettre à l'épreuve la résistance magique de leurs toiles?
L'idée de défaire le travail d'une de ces fascinantes créatures le mettait très mal à l'aise. Il imaginait l'araignée passant des heures à tisser sa toile, calculant la meilleure et la plus efficace manière de le faire afin de capturer le plus de proies possibles, tout cela pour que de grandes mains de primates viennent tout détruire. Mais il fallait se montrer pragmatique. Leur situation exigeait que l'on tire parti de toutes les ressources possibles. De plus, les araignées avaient l'habitude que leur toiles soient détruites par les intempéries. Elles étaient certainement habituées à les reconstruire.

Lorsque Pombero les appela "les garçons", Soumaworo ne put s'empêcher de lever les yeux à la canopée ni de sourire. Il marcha à côté d'Odysseus, le temps de lui dire sur le ton de la plaisanterie:
Il semble que nous soyons les enfants de Pombero, donc! C'est une excellente nouvelle! Cependant cela soulève en moi une question cruciale. De la prime importance, et je pense être en droit de savoir la vérité.
Son visage devint sérieux et il demanda, solennellement:
Est-ce que j'ai été adopté? Je trouve que je ne vous ressemble pas beaucoup, à tous les deux...
Il ne parvint plus à maintenir son air sérieux plus longtemps et éclata de rire.